Management : la justice et l’égalité sont-elles possibles ?

Ploutos

Roger-Pol Droit a publié dernièrement dans les Echos une tribune que lui a inspiré les événements en Grèce. Au-delà de la comparaison politique, je me demande si cela ne pourrait pas s’appliquer à l’entreprise. Une entreprise composée uniquement de généraux ou bien sans hiérarchie est-elle viable ? A l’heure où l’entreprise libérée (je fais allusion au livre d’Isaac Getz) fait parler d’elle tout comme l’entreprise transversale, voici un beau sujet de réflexion.

Le texte de la dernière comédie d’Aristophane, créée devant le peuple d’Athènes en 388 avant notre ère, résonne en effet de manière insolite – voire insolente – sur les événements en cours. Personnage-titre de cette pièce : Ploutos, dieu de la richesse et de l’argent.

Le malheureux a été rendu aveugle par Zeus. C’est pourquoi il est injuste. Incapable de discerner à qui profitent ses largesses, et qui en est privé, il les distribue au petit bonheur. Le résultat est connu : des crapules roulent sur l’or, des scélérats ne manquent de rien, des fainéants mènent grand train. Pendant ce temps-là, des foules de braves gens se serrent la ceinture, quantité d’honnêtes travailleurs se privent. A la caste des nantis revient l’opulence, à la masse des petits la misère.

Une politique aveugle d’austérité prive de l’essentiel la majorité des braves gens, alors que des parasites corrompus s’enrichissent sur le dos du peuple. Il est donc temps de s’indigner, de rétablir la justice, d’arrêter ces errements.

Il faut rendre la vue au dieu de l’argent : c’est le thème de la pièce. Ploutos est conduit, pour être soigné, dans le temple d’Esculape. L’ennui, c’est que ça ne marche pas si simplement – en tout cas, dans la comédie antique – parce que la Pauvreté, autre personnage central, ne se laisse pas faire.

« Nous te chasserons de toute la Grèce », lui dit Chrémyle, le laboureur honnête qui manque de pain. On veut éliminer la misère ? La faire disparaître du paysage ? La remplacer, définitivement, par la ­prospérité générale ? Aristophane invente, avec une ironie aiguë, l’éloge du manque et de la rareté, ­considérés comme moteurs indispensables aux actions humaines, aux ambitions, au travail et à la concurrence. « Moi qui habite avec vous depuis tant d’années », dit la ­Pauvreté aux Grecs, « je suis préférable aux richesses ». Si plus personne n’a faim, si tous sont repus, alors c’en est fini de la société ! S’il faut faire sa part à l’ironie et à la provocation. il serait possible d’entendre aussi, dans cet éloge de la pauvreté, une mise en garde envers les politiques d’assistanat, la perte de tout appétit d’entreprendre menaçant un pays sous ­perfusion constante.

La Pauvreté, chez Aristophane, met en garde les Grecs contre les hommes politiques : ils veulent le bien du peuple tant qu’ils sont pauvres, et deviennent ses pires ennemis dès qu’ils se sont enrichis à ses dépens…

La fin de la pièce n’a rien pour rassurer. Ploutos a recouvré la vue. Il distribue désormais ses largesses à bon escient. Mais le projet de « changer la vie dure et misérable » pour la rendre « douce et agréable » crée finalement plus de désordre que de bonheur. Le chaos s’annonce : plus personne ne fait de sacrifices, les dieux sont affamés, les relations humaines perturbées.

On voit même, dans les derniers dialogues, arriver sur scène une dame très âgée. Elle se plaint de ne plus voir chez elle son jeune ami. Quand elle était triste, il venait lui parler, en toute amitié. Fort riche, elle lui donnait tantôt de quoi s’acheter un manteau, des souliers, tantôt ce qui était nécessaire pour payer une tunique à sa sœur, quelques vaches à sa mère. Depuis que plus personne ne manque de rien, il ne met plus les pieds chez elle.

A chacun de juger si la pertinence de cette comédie est forte ou faible.

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