Apprendre seul ou à plusieurs ?

Suffit-il d’échanger et de débattre pour penser juste ? Ne risquons-nous pas d’oublier cet autre moment, au cours duquel un individu se retire seul pour exercer son libre examen ? Les expériences neuroscientifiques montrent qu’on pense mieux à deux révèlent aussi que les individus en groupe tendent à subir l’influence négative d’une série de biais (surévaluation des compétences des autres, crainte d’assumer la responsabilité de penser autrement et de mettre à mal la cohésion du groupe, poids des hiérarchies) qui les rendent moins performants.

Il y a deux siècles, Jonathan Swift, dans La Bataille des livres, mettait en scène le conflit entre ces deux modes de pensées sous les traits d’une dispute entre une abeille et une araignée. « Tu n’es qu’une vagabonde, une gueuse, […] tu ne trouves ta substance que dans un brigandage universel, […] et tu as tant de penchant pour le larcin que tu dérobes les orties comme les violettes, simplement pour le plaisir de dérober. Pour moi, c’est de mon propre corps que je tire tout ce qui m’est nécessaire pour ma subsistance. Mon habileté égale mes trésors, et pour te faire voir quels progrès j’ai fait dans les mathématiques, examine bien ce château : j’en suis l’architecte. »

D’un côté, les abeilles produisent leur miel et leur cire avec le suc des fleurs que d’autres ont cultivées. Elles symbolisent la pensée de ceux qui s’appuient sur l’expérience et sur la sagesse des autres et prennent plaisir à faire jaillir des idées nouvelles sans se soucier d’identifier qui en est l’auteur.

De l’autre, les araignées représentent ces esprits épris de certitude qui ne se sentent pas obligés de consulter les autres quand ils ont une décision à prendre et ne croient que dans la puissance de leur libre examen.

La dispute des abeilles et des araignées a traversé toute l’histoire de la pensée, de Socrate à Descartes, de Kant aux romantiques. Où en sommes-nous aujourd’hui ? C’est d’abord affaire de tempérament individuel. Par une sorte de pli naturel, certains auront besoin de solliciter leur entourage ou de se confronter aux thèses des grands auteurs, tandis que d’autres préféreront se retirer dans leur for intérieur ou s’appuyer sur leur vécu.

Le temps est peut-être venu de concevoir un modèle alternatif qui parviendrait à saisir le point de jonction entre le je et le nous de la pensée.  Ce n’est peut-être pas un hasard si la métaphore que nous utilisons aujourd’hui pour nommer la plus grande forme d’intelligence collective que l’humanité ait jamais façonnée soit celle de l’araignée. En anglais, comme en français, en allemand ou en italien, le Web nous apparaît comme une « toile ». Mais ce n’est plus la toile solitaire de Swift. C’est l’immense réseau de relations qui se noue via les traces que nous laissons à chacun de nos passages sur Internet, lorsque nous venons butiner, telles des abeilles, le suc laissé par d’autres.

Source : adapté de philomag.com/articles/abeille-ou-araignee