Combien de couteaux utilisez-vous par an ?

La véritable spontanéité suppose de modifier notre façon de penser et d’agir en ce monde, d’apprendre à accompagner les flux et les transformations continuelles qui l’animent. Elle implique que nous acceptions la possibilité d’une spontanéité « éduquée ». 

Cet apparent oxymore n’en est pas un, ainsi que le démontre la parabole de Ting le boucher, récit qui nous est narré par Tchouang Tseu, penseur chinois du IVème Siècle avant J.C.

 Au début de son travail, fidèle en cela à la façon dont il l’envisage, Ting empoigne le couperet et découpe le morceau de viande qui repose sur son étal. Labeur fastidieux, les premiers temps au moins. Car plus le boucher répète ces gestes, plus s’affine avec le temps, sa perception du processus. Il remarque qu’au lieu de découper de tailler muscles et tendons en force, il parvient à repérer dans un quartier de viande toutes sortes de passages où son couteau sait se faufiler sans rencontrer d’obstacles. Tous les morceaux sont différents mais tous ont leurs contours naturels, leurs articulations, leurs interstices où le couteau se meut avec une fluidité parfaite. Avec un peu de familiarité et d’entraînement, le boucher parvient à garder la même dextérité quelle que soit la pièce est découpée.

Selon Tchouang-tseu, un des maîtres à penser du Taoïsme, un bon boucher use un couteau par an parce qu’il ne découpe que la chair. Un boucher ordinaire use un couteau par mois parce qu’il le brise sur les os. A vrai dire, les jointures des os abritent des interstices et le tranchant du couteau n’a pas d’épaisseur. Celui qui sait enfoncer le tranchant très mince dans cet interstice dispose pour opérer la vaste espace.  C’est pourquoi, alors que Ting se sert de son couteau depuis 19 ans, ses tranchants sont toujours comme aiguisé de neuf.

Il n’a pas atteint la virtuosité qui est la sienne en se « jetant » avec son couteau sur la viande. Il a réfréné ses pulsions et c’est dans l’humble geste indéfiniment répété qu’il est parvenu à réaliser la spontanéité éduquée, ce moment de grâce où l’on n’a qu’à se laisser porter par le geste. Chaque morceau de viande étant différent, à chaque fois il réinventait ses gestes.

Sortir de l’urgence, se contrôler, maîtriser son savoir-faire et améliorer en permanence son geste en le réinventant… Et vous, combien de couteaux utilisez-vous par an ? 

Inspiré d’un texte de Michael Puett, La voie, Pockett 2017