Je garderai ma sensibilité d’enfant…

Takeshi Kitano est un réalisateur japonais contemporain. Dans cet extrait d’un de ses livres, il se remémore ses souvenirs d’enfance dans le Japon d’après-guerre. Cet extrait m’interpelle à trois titres : d’abord parce que nous nous construisons à partir de nos racines et qu’il est important de se les rappeler. Ensuite, parce que dans un monde complexe et plein d’images sur qui il « faut » être ou paraître, c’est un rappel à l’importance de rester authentique, d’être soi-même. Enfin, il donne un autre regard sur l’intelligence collective : comment nous partageons ou non, comment nous faisons confiance ou non.  

J’ai le sentiment que, de mon temps, les gamins se consacraient à une chose à la fois.  Quand on jouait à un jeu, on jouait à ce jeu.  Chaque plaisir laissait une impression forte.  On me demande souvent de citer les sports et les jeux que j’ai pratiqué dans mon enfance. J’en compte à peine une dizaine. Tous sont clairement imprimés dans ma mémoire.  On passait tellement de temps avec un même objet ! 

Les enfants d’aujourd’hui, ils ont tout. On vit dans une époque où on ne sait plus trop quelles sont nos envies. Disons qu’on finit par les trouver en s’inspirant de son entourage, ou bien inconsciemment, on fait ce que l’entourage croit bon. 

C’est étrange.  La sensibilité se forge dans l’enfance en fonction des conditions d’existence, puis elle reste immuable tout au long de la vie. Les pauvres ont leur sensibilité et les riches la leur. On a beau devenir riche une fois adulte, quand on a été pauvre dans l’enfance, on garde toujours sa sensibilité première. 

Intérieurement on ne pourra pas changer. Donc moi qui suis pauvre, je ne supporte pas le côté effrayant des nantis. Je ne le supporterai jamais point car un gosse de riche, dès l’enfance ça ne se préoccupe pas des miséreux. C’est son d’éducation qui veut ça. « Toi tu es un enfant de riche honorable, donc tu ne dois pas faire ceci ou cela ! » voilà ce que répètent les parents jour après jour. 

Et nous, dans nos cœurs d’enfants, on se disait « eux ils ne sont pas comme nous ». Un type né dans une famille riche ne s embarrassera pas de scrupules vis-à-vis des autres à un moment crucial. Par exemple, quand on était en pleine partie, il disait brusquement « salut je rentre chez moi ».  Pour eux les liens d’amitié avec des gens comme nous ce n’est pas difficile à rompre.  Dès que les choses ne leur sont plus favorables, crac, ils partent, alors qu’entre pauvres on ne se serait jamais arrêté de jouer. 

Je voudrais préserver indéfiniment ma sensibilité d’enfant. Aussi mature, aussi riche que je devienne je veux rester intègre fidèle à moi-même, à ma vérité.

Takeshi Kitano La vie en gris et rose, Pasquier 2018