La faute à l’incertitude

On estime la perte liée à la crise des « subprimes » pour le monde financier autour de 300 milliards de dollars Comment ce grain de sable a-t-il pu générer une telle crise de liquidité ? Dans le dernier numéro de « Financial Stability Review », Ricardo Caballero et Arvind Krishnamurthy offrent un coupable : l’incertitude.

En temps normal, les investisseurs sélectionnent leur exposition au risque dans le monde très rationnel des probabilités quantifiées sur la base du passé. Mais ils ont été surpris l’été dernier lorsqu’ils furent confrontés à des pertes sur des tranches AAA de certaines obligations adossées à des dérivés de crédit. Ils ont douté de leurs modèles d’évaluation quand ils ont réalisé que la récente vague de désintermédiation financière les avait fait basculer du monde bien balisé des risques dans celui, plus sauvage, de l’incertitude. Cette incertitude a infecté leur vision de tout le marché du crédit.

On doit à Daniel Ellsberg d’avoir mis en évidence, en 1961, les conséquences de l’incertitude sur les choix des acteurs. Le jeu d’Ellsberg porte sur une urne contenant des boules blanches et noires. On tire au hasard une boule de l’urne, et le joueur reçoit un prix si la boule tirée est de la couleur qu’il a préalablement choisie. Dans la version « risquée » du jeu, le joueur sait que l’urne contient autant de boules blanches que de boules noires. Dans sa version « incertaine », on ne lui donne aucune information sur la composition de l’urne. De nombreuses études menées en laboratoire ont montré une nette préférence pour la version risquée du jeu. C’est un paradoxe, puisque les joueurs sont en général indifférents à parier sur noir ou blanc, révélant ainsi une probabilité de un sur deux de gagner, dans l’un ou l’autre jeu. Si les risques sont les mêmes, pourquoi donc les valoriseraient-ils différemment ? La raison s’en trouve dans l’aversion au caractère ambigu de la probabilité de gagner dans le jeu incertain. Cette aversion à l’incertitude se rajoute à l’aversion au risque pour créer une fuite vers la qualité, mesurée non pas par l’absence de risque, mais par l’existence de probabilités objectives. Dans le monde qui suit la crise des « subprimes », non seulement beaucoup d’investisseurs éprouvent des difficultés à évaluer les probabilités de défaut des actifs dérivés de crédit, mais cela est aussi vrai des grands intermédiaires financiers.

L’ampleur de la fuite vers la qualité observée depuis six mois est révélatrice de l’intensité de cette aversion à l’incertitude. Une étude menée à l’université de Toulouse par Laure Cabantous auprès d’actuaires français permet de se faire une idée du problème. Elle leur a d’abord demandé de fixer le prix d’une probabilité de deux pour mille de perdre 1,5 million d’euros : en moyenne, ils l’estimaient à 35 % de la perte. Dans une deuxième expérience, on leur expliqua que les experts reconnaissaient leur incapacité à établir une probabilité objective, mais que celle-ci était certainement comprise entre 1 p. mille et 3 p. mille. La prime moyenne de risque monta à 78 %. Et quand on expliqua que les experts étaient en désaccord entre eux, la moitié estimant la probabilité à 1 p. mille et l’autre à 3 p. mille, alors la prime de risque monta à 88 % ! Dans ce dernier cas, plus d’un actuaire sur cinq aurait recommandé à son employeur de ne pas accepter ce risque, quel que soit son prix du marché. Nous sommes probablement là au coeur du problème de la crise.

L’aversion pour l’incertitude n’est pas l’apanage de la finance. Elle est inscrite au plus profond de nous et au centre de nos ambiguïtés comportementales. Bien qu’elle soit « insupportable », nous n’agissons pas toujours pour l’éliminer.

Au-delà de la psychologie, il y a dans la crise actuelle au moins 2 aspects :

  • Le premier, c’est qu’on a dénaturé le risque. La notion statistique n’a plus de sens quand une interdépendance est instituée au sein de données qui auraient due rester indépendantes. On n’a pas diminué le risque mais on l’a transformé. Cette manipulation, fruit d’une erreur intellectuelle a sapé de manière diffuse, la confiance, générant alors une incertitude généralisée.
  • Le second point, beaucoup plus palpable, c’est qu’après un fol emballement, la valeur des actifs a atteint des montants non tenables. Ici on rejoint la certitude.

La crise déclenchée par les subprimes aura peut-être coûtée 300 milliards, mais aura fait apparaître que 10 000 milliards étaient fictifs

D’après un texte de Jacques Cremer et Christian Grollier