Qu’est-ce qui fait la puissance des livres ?

Le jade et l obsidienne

Dans un très beau livre sur la fin de la civilisation Aztèque, Alain Gerber imagine un dialogue entre un fin lettré et son fils, autrefois soldat et à présent magistrat, à propos d’un texte sur l’écriture des livres par les savants :

«Le savant pose son regard sur les choses, règle leur chemin, il dispose et ordonne. Il applique sa lumière sur le monde. L’encre noire et rouge lui appartient, les livres sont à lui, les livres sont à lui. Lui-même est écriture et connaissance. Il est le chemin, le guide des autres. »

 Le père analyse ce texte  : « Je ne pense qu’on puisse être plus clair en moins de mots. Les livres ne consignent pas la vérité, ils la construisent. Ils ne disent pas aux hommes ce qu’est la vérité, ils disent à la vérité ce qu’elle doit être pour les hommes. On allègue que le savant doit suivre la vérité, mais c’est pour dissimuler qu’il la précède. Tu es à même de saisir la différence qu’il y a entre le pouvoir du magistrat et celui de l’officier. Sur le champ de bataille, au terme d’une lutte acharnée, un homme peut se rendre maître d’un homme. La Loi tient entre ses mains tous les hommes ensemble et n’a pas besoin de lutter pour cela : il lui suffit d’être inscrite dans les livres.

Empêche seulement que cette connaissance devienne trop répandue, car ceux qui obéissent pourraient se corrompre. Ordonne, indique, affirme : n’explique pas ! Agis de la sorte et tu n’auras jamais rien à craindre de personne.

Toute la philosophie aztèque visait à l’appropriation du pouvoir par quelques-uns. Le pouvoir n’était pas seulement un moyen au service de cette élite, il était bel et bien la fin de toute ascension sociale, l’achèvement de toute promotion personnelle, l’épanouissement suprême. Plus la quête se faisait acharnée, plus la possession du pouvoir était jalouse. Plus son exercice exhibait de cynisme.

La justice ne pouvait se soustraire au mouvement général.  Ma fonction [de magistrat] me conférait le pouvoir, aussi n’étais-je pas libre de renoncer au pouvoir. Le pouvoir était indissociable de la justice, or le pouvoir corrompait la justice. En effet, le pouvoir repose sur l’acquisition d’une connaissance que l’on interdit aux autres, tout en la leur désignant comme l’idéal auquel ils doivent tendre. On ne peut rendre la justice sans posséder le pouvoir. Et quand on le possède, on ne peut plus être juste, on ne peut plus que vouloir l’être ».

Alain Gerber, Le jade et l’obsidienne, Livre de Poche, 1983.