Le self made man est-il une illusion?

Malgré des conditions sociales défavorables, certains individus parviennent à échapper à leur milieu d’origine et démentent les lois de la reproduction sociale. Comment y parviennent-ils ?

Le mot « transclasse » est un mot inventé par Chantal Jacquet pour désigner les personnes qui ont connu une grande mobilité sociale, que ce soit dans l’ascension ou dans le déclassement. Il n’existe pas de mot dans la langue française pour nommer cette catégorie de personnes (l’anglais utilise class-passing).  Dans ce livre, elle s’intéresse particulièrement aux parcours qui vont dans le sens de la réussite, qui partent d’un milieu défavorisé pour arriver à une certaine élite. Or, on parle souvent des gens qui ont réussi comme de «parvenus» ou de « transfuges », ce qui sous-entend un jugement moral, insinuant l’idée de trahison ou d’allégeance politique aux dominants. 

Selon l’auteure, il n’y a pas de cause déterminante, première, qui pousse un individu à sortir de son milieu social, mais un faisceau de phénomènes concordants. L’ambition est l’un de ces phénomènes, mais, contrairement à l’idée répandue qui tient de la pensée du miracle ou du génie, ce surgissement n’est pas sans cause. On s’invente toujours à partir de quelque chose, et se forger des modèles de réussite permet d’ouvrir une brèche dans le milieu ambiant. Ces modèles peuvent être d’ordres différents, familiaux, amicaux, scolaires… Ce peut même être des personnages de fiction ou historiques. Mais, là aussi, un problème se pose : comment expliquer que deux enfants d’une même fratrie, élevés de la même manière dans le même environnement, n’adoptent pas les mêmes modèles et les mêmes comportements ? Il faut alors analyser la configuration familiale, la place qu’occupe chacun dans le groupe, etc. Il n’y a pas de modèle figé de réussite, mais toujours imbrication de plusieurs causes qui se croisent et se conjuguent. 

Chantal Jacquet s’inscrit en faux contre le mythe du self-made man et de l’individu qui ne devrait sa réussite qu’à son propre mérite. Selon elle, il existe tout un discours qui met en avant ces exemples de réussite, en disant qu’ils sont bien la preuve qu’avec du travail et de la volonté on arrive à tout. Mais ce volontarisme est profondément gênant, car il laisse entendre que chacun est toujours responsable de ce qu’il fait. Un individu est toujours en relation avec autrui, d’une manière ou d’une autre. Il n’existe qu’en situation. 

Toutefois, ce n’est pas parce qu’on a connaissance des codes de son nouveau milieu social qu’on se les approprie facilement. Ce sont deux choses différentes, car, pour les natifs des classes dominantes, ces codes sont inculqués dès l’enfance et deviennent une seconde peau. Pour les transclasses, la faute de goût est l’écueil qui menace en permanence. C’est d’ailleurs vrai dans les deux sens, un individu habitué à vivre parmi l’élite aura également du mal à décrypter le mode de vie des classes populaires. 

Ce décalage peut provoquer un certain malaise chez eux. La manière de vivre le passage d’un milieu à un autre varie selon les individus, mais on retrouve chez eux une fragilité qu’ils peuvent d’ailleurs retourner comme force.

Les Transclasses ou la non-reproduction, de Chantal Jaquet, PUF, 248 p., 19 €. 

Texte adapté d’un article de Marianne du 30 mai