Moby Dick est le livre emblématique du romancier américain Herman Melville (1819-1891). Il raconte la course à travers le monde du capitaine Achab pour trouver et tuer le cachalot Moby Dick. Au-delà de cette histoire, le livre contient nombre de chapitres autour de l’histoire des baleines et cachalots, de la pêche et des baleiniers et de tous les outils et techniques à ce sujet. Parmi ceux-ci, un texte autour de la corde à singe. Le narrateur est un des marins. Il assiste ici un des harponneurs qui travaille sur le dos d’une baleine qui a été tuée et accrochée au bateau.
J’avais pour mission de l’assister lors de sa pénible acrobatie sur le dos de la baleine. Vous avez vu sans doute quelque Italien, avec son orgue de Barbarie, tenant un singe cabriolant au bout d’une longue corde. C’est ainsi que du flanc abrupt du navire, je tenais Queequeg (le harponneur) en bas dans la mer, au bout de ce que les baleiniers appellent une corde à singe, fixée à une forte bande de toile lui enserrant la taille. Cette situation comique était dangereuse pour tous les deux. Car la corde à singe était attachée à chaque extrémité, d’une part à la large ceinture de toile de Queequeg, d’autre part à mon étroite ceinture de cuir, de sorte que pour le meilleur et pour le pire nous étions tous deux momentanément unis. Que le pauvre Queequeg vînt à couler pour ne plus remonter, la coutume et l’honneur réclamaient à la fois qu’au lieu de couper la corde, je le suive dans la mort. Ainsi, nous unissait un long lien siamois.
J’étais à ce point sensibilisé à ma situation que je l’envisageais sous un jour métaphysique et, tandis que j’épiais avec attention les moindres mouvements de Queequeg, il réapparaissait clairement que ma propre personnalité se fondait avec la sienne dans cette association, que mon libre arbitre avait reçu un coup mortel et que, si l’autre commettait une faute ou si le malheur s’abattait sur lui, je courrais, innocent, à un désastre et à une mort imméritée. Ré- fléchissant plus avant, tandis que, de temps en temps, d’un coup sec, je lui évitais d’être écrasé entre le navire et la baleine, méditant, dis-je, plus avant, je me rendis compte que ma situation était aussi l’exacte situation de tout être vivant, à cette différence près, dans la plupart des cas, que cette relation de Siamois joue d’une façon ou d’une autre avec un plus grand nombre d’individus.
Que votre banquier saute, vous sauterez, que votre apothicaire mette par erreur du poison dans vos pilules, vous mourrez. Vous pourrez répondre qu’avec d’extrêmes précautions, vous pouvez échapper à ces mauvais sorts ainsi qu’à d’autres innombrables revers de la vie. Mais quelle que soit ma vigilance à tenir Queequeg au bout de la corde à singe, il lui imprimait parfois de telles secousses que j’étais bien près de glisser par-dessus bord. Je ne pouvais oublier non plus que, quoi que je fisse, je n’étais maître que d’une de ses extrémités.
Eh bien, eh bien, mon cher ami, me disais-je, tout en donnant du mou ou en halant la corde à chaque mouvement de la mer, quelle importance cela a-t-il après tout ? N’êtes-vous pas la précieuse image de chacun et de tous dans ce monde baleinier ? Cet Océan insondable où vous haletez, c’est la Vie, les requins (qui tournent autour de la baleine) vos ennemis, les pelles (que les autres marins brandissent pour éloigner les requins de la baleine) vos amies, et entre les requins et les pelles, vous êtes dans un bien dangereux pétrin, pauvre gars !
Et vous ? Avez-vous bien identifié les cordes à singe qui vous relient à d’autres (et les risques courus), les requins – ennemis et les pelles – amies ?