Ce que nous avons de plus beau

Khadra

Mon grand-père régnait en patriarche sur sa tribu. Il avait des terres et pas d’ambition et ignorait que la longévité ne relevait pas de la fermeté des prises en main mais de la permanente remise en question de ses propres certitudes. […] Mon père ne voulait pas hériter de ses œillères. La condition de paysan ne l’intéressait guère ; il voulait être un artiste – ce qui signifie dans le glossaire ancestral un tire-au-flanc et un marginal. Je me souviens des engueulades anthologiques qui se déclaraient chaque fois que grand-père le surprenait en train de peindre des toiles […] à l’heure où les autres membres de la famille, grands et petits, se tuaient à la tâche dans les vergers.  Mon père rétorquait, avec son calme olympien, que la vie n’était pas seulement sarcler, élaguer, irriguer et cueillir ; qu’elle était peindre, chanter et écrire aussi ; et instruire ; et que la plus belle des vocations était guérir. […] 

Mon père était quelqu’un de bien. Il composait avec les choses comme elles venaient, sans fard, ni fanfare. Cela ne lui disait rien de prendre le taureau par les cornes et lorsqu’il tirait le diable par la queue, il n’en faisait pas une galère. Pour lui, les infortunes ne sont pas des épreuves, mais des incidents de parcours qu’il faut dépasser, quitte à en pâtir dans les minutes qui suivent. Son humilité et son discernement était un régal.  Grâce à lui, alors que je grandissais sur une terre tourmentée depuis la nuit des temps, je refusais de considérer le monde comme une arène. […] Je ne croyais pas aux prophéties de la discorde et n’arrivais pas à me faire à l’idée que Dieu puisse inciter ses sujets à se dresser les uns contre les autres et à ramener l’exercice de la foi à une absurde question de rapports de forces. […]

Mon père me disait : « celui qui te raconte qu’il existe symphonie plus grande que le souffle qui t’anime te ment. Il en veut à ce que tu as de plus beau : la chance de profiter de chaque instant de ta vie. Si tu pars du principe que ton pire ennemi est celui-là même qui tente de semer la haine dans ton cœur, tu auras connu la moitié du bonheur. Le reste, tu n’auras qu’à tendre la main pour la cueillir. Et rappelle-toi ceci : il n’y a rien absolument rien au dessus de ta vie…  Et ta vie n’est pas au-dessus de celle des autres. » Je ne l’ai pas oublié. J’en ai fait ma principale devise, convaincu que lorsque les hommes auront adhéré à cette logique, ils auront enfin atteint la maturité. […]

« On peut tout te prendre, disait-il : tes biens, tes plus belles années, l’ensemble de tes joies, et l’ensemble de tes mérites, jusqu’à ta dernière chemise – il te restera toujours tes rêves pour réinventer le monde que l’on a confisqué. »

Source : « L’attentat », Yasmina Khadra, Pocket, 2011